Une histoire de reine rouge

Comme prévu, certains arguments attendus sont arrivés contre ma tentative de limiter l’importance de la loi scélérate que je n’apprécie pas plus que vous. Mais je vais quand même continuer à tenter de remonter le moral à ceux qui, comme Numendil, ne décolèrent pas.

L’argument en question est : "d’accord pour l’instant on peut faire (ou adhérer à) certaines choses mais qui dit que, demain, ce ne sera pas prohibé et on pourra alors nous le reprocher"
Argument que j’ai moi-même cité dans mon billet de décembre 2013 :

l’adhésion à une association engagée peut-être tout à fait anodin sous un régime et beaucoup moins sous un autre et même si nous sommes dans des pays où la liberté d’expression et de rassemblement semble une évidence, l’histoire nous a prouvé que l’arrivée d’un dictateur pouvait changer la donne et mener à une destinée un peu plus tragique.

Je n’ai pas retourné ma veste mais il y a malgré tout quelques nuances à apporter.
Si cela venait à arriver, de deux choses l’une : la France se montre digne de ses traditions et fait la révolution, ou le pays est soumis comme en 1940. Et là, soit vous rentrez de le rang des soumis, soit vous entrez en résistance et dans ce cas vous êtes forcément du côté des terroristes à combattre quoi que vous ayez fait auparavant.
Ce que j’essaie de dire, c’est que si vous vous méfiez maintenant de ce que vous faites ou dites pour un futur éventuel, ce ne serait que potentiellement pour mieux faire profil bas en cas de changement de règles du jeu. Si vous pensez pouvoir toujours assumer votre position, quoi que vous fassiez, vous serez toujours du côté des gens à neutraliser, et la seule précaution à prendre, c’est de pouvoir vous sauver ou vous planquer avant que l’on ne vienne vous chercher.

Mais nous n’en sommes pas là et plutôt que de regarder l’Etat comme une menace (ce qui doit leur faire bien plaisir car c’est en cultivant la crainte qu’on domine un peuple), si on regardait les raisons de la mise en place de la Loi Renseignement ?

  • traquer les vilains terroristes ? Laissez-moi rire, la loi était écrite et n’attendait qu’un événement "favorable". C’est un argument aussi valide que celui des armes de destruction massive pour envahir l’Irak, à force de le répéter, on arrive à convaincre en faisant porter la culpabilité au cas où un événement similaire se reproduise. C’est l’argument principal alors qu’ils avouent que les terroristes étaient connus et qu’il est impossible de mettre quelqu’un derrière tous les suspects (donc, non Genma, je ne pense pas que quelqu’un soit garé en bas de chez toi, par contre tous les gens qui te contactent pour la première fois et ne sont pas issus de la sphère libriste sont de bons candidats potentiels, et hop, un petit bout de code libre pour celui qui aura à écrire l’algorithme des boîtes noires)
  • régulariser ce qui se faisait déjà dans un cadre a-légal, là oui je suis d’accord et c’est probablement la raison principalement évoquée dans les couloirs des assemblées
  • mais aussi et surtout ne pas devoir demander aux américains ou aux grandes firmes (GAFAM) des informations sur ses concitoyens qu’elle est la dernière à avoir ou qu’elle doit même peut-être acheter (ou échanger)
  • probablement aussi débusquer tout potentiel opposant au système en place qu’il serait bien de pouvoir appeler terroriste (comme ça en plus on respecte la raison principale de la loi), rappelez-vous Tarnac et plus récemment les opposants aux barrage de Sivens, aéroport et autres ZAD
  • enfin, peut-être qu’ils ont écouté les conf du "numériste" Benjamin Bayard, qui avant d’être un mauvais exégète du droit, avait une barbe, mais surtout répétait à qui voulait l’entendre que le web est l’endroit où s’acquière véritablement la liberté d’expression pour tous (la preuve par ces lignes) et que se jouait là un véritable changement de rapport à la politique. On ne peut plus me raconter n’importe quoi car je peux vérifier et je peux contredire, autrement dit, le logo "vu à la télé" ne vaut plus grand chose. Et ça pour un politique qui s’en rend compte, ça ne sent pas spécialement bon, donc, il vaudrait mieux pouvoir surveiller un peu plus ce qui se dit et museler dès que possible (tiens, ça ne vous rappelle pas le blocage des sites sans passer par la justice, ça ?)

Donc en fait, toutes ces raisons font plutôt penser à un chant du cygne, une tentative de faire tout ce qui est possible avant qu’il ne soit trop tard.

Pour finir, je vais maintenant vous faire un peu biologie évolutive. Lorsque l’on étudie l’évolution des espèces entre une proie et un prédateur, on se rend compte que la proie met en place des mécanismes de défenses auxquels va petit à petit s’adapter le prédateur mais la proie va en développer d’autres, etc. On se retrouve dans la même situation que dans le roman de Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir, au cours duquel le personnage principal et la Reine Rouge se lancent dans une course effrénée. Alice demande alors : « Mais, Reine Rouge, c’est étrange, nous courons vite et le paysage autour de nous ne change pas ? » Et la reine répondit : « Nous courons pour rester à la même place. » (si vous avez en tête le dessin animé, elles courent sur des cartes qui défilent sous leurs pieds comme un tapis roulant).

C’est pourquoi ce phénomène évolutif est appelé théorie de la reine rouge.
Vous voyez peut-être où je veux en venir ?
Clairement, que ce soient les terroristes ou les hackers et les crypto-machin-choses, ils auront toujours un coup d’avance sur les prédateurs qui essaient de les rattraper. Ainsi, cette loi servira juste à faire s’enfuir les gens qui ont quelque chose à cacher vers des couches plus profondes de l’internet, risquant de ne plus pouvoir les détecter ou de devoir mettre des moyens considérables pour casser les messages chiffrés. C’est un peu comme si on avait voulu aller à la chasse aux taupes avec une charrue ou un rouleau compresseur, elles n’auront pas de mal à s’enfouir un peu plus profondément.

Je vais donc finir avec cette note d’optimisme pour les technophiles qui prennent peur et qu’a résumé de façon beaucoup plus simple Arpinux et ses mots pleins d’humanité.
Pour les autres, on verra une autre fois.

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